A GAUCHE
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dans Politis de cette semaine

HALLUCINATION COLLECTIVE

par Denis Sieffert

2007

Comme ils avaient dû se creuser les méninges, les responsables socialistes, pour que leur candidate occupe tout de même un bout d’écran au cours de ce week-end médiatique voué tout entier à Nicolas Sarkozy ! Pas question de prendre de front la déferlante UMP, ses soixante-dix mille pèlerins, ses cars, ses TGV affrétés à renfort de millions d’euros, sa tribune monumentale, ses kilomètres de tapis, ses perspectives, ses oriflammes, ses jeux de lumière, ses chorales...

Il fallait faire le dos rond. Pratiquer l’art de l’esquive.

Ségolène Royal s’en fut donc à Benassay, dans la Vienne, où elle dit son « bonheur d’être là », évoqua « un moment de simplicité », inaugura une presse à huile et prit la pose un agneau dans les bras. « Je suis dans cette France respirante, qui redonne des forces parce qu’elle est authentique et en même temps tournée vers l’avenir », laissa-t-elle échapper dans une attitude mariale. « Fidélité », « territoires », « authenticité » : la roche de Solutré n’était plus très loin du Poitou-Charentes.

Pendant ce temps-là, Nicolas Sarkozy ne s’était même pas donné la peine de transposer en d’autres lieux sa mythologie chiraquienne : il avait reproduit à l’identique le cérémonial de fondation du RPR de 1976, dans la même halle du Parc des expositions de la porte de Versailles. Ainsi, chacun lesté de sa référence, plus ou moins lourde, plus ou moins grossière, filait le thème de la solitude à la veille du combat, invoquant comme dans un rite vaudou le dialogue entre un homme (ou une femme) et un pays, et un peuple. Dans son registre, l’afféterie socialiste prêtait à sourire. Tandis que le gigantisme sarkozien créait un malaise d’une autre nature. Mais dans les deux cas, ces mises en scène, ce monopole médiatique, le discours qui suggère que les deux belligérants plongent peu à peu dans une relation quasi hypnotique avec « la France », tout cela devrait éveiller nos soupçons.

Nous ne parlons pas ici politique. Pas encore. Mais santé mentale.

Que dire de cette foule assemblée assistant religieusement à la métamorphose alléguée d’un personnage qui affirme sans rire : « J’ai changé, j’ai changé [la scansion ici n’est pas secondaire] parce qu’à l’instant même où vous m’avez désigné j’ai cessé d’être l’homme d’un seul parti » ? Et de fait, celui qui venait de nouer cette sorte de dialogue intime avec la France se surprenait à évoquer Hugo et Zola, Jaurès et Blum, qui pourtant ne passaient pas pour ses idoles l’instant qui précédait la métamorphose.

Au soir de cette stupéfiante cérémonie, les téléspectateurs de TF 1, eux aussi, le virent transfiguré. Un autre timbre de voix, une autre respiration tout en contention, une obséquiosité d’évêque, et la douceur inquiétante de quelqu’un qui semblait revenir de confins inexplorés par le commun des mortels.

Un peu comme ce personnage de Woody Allen converti à la « gauche » après qu’on lui eut retiré un caillot qui empêchait l’irrigation de son cerveau... On se serait pris à douter de tout, s’il n’y avait eu le discours de Nicolas Sarkozy. Certes, les tentatives de mystifier l’opinion n’y manquent pas. Mais elles relèvent moins du surnaturel que de la grosse manoeuvre politique. Ce qui, d’une certaine façon, est rassurant.
- Quand le candidat de la droite nous parle des « victimes », ce n’est jamais pour se pencher sur le sort des victimes de l’inégalité sociale mais de « multirécidivistes » laissés en liberté par une justice laxiste.
- Quand il parle de la « France des travailleurs », ce n’est pas pour fustiger la finance, la rente ou la spéculation, mais pour accabler le chômeur, le RMiste et tous ces « assistés ».
- Quand il nous parle de l’emploi, ce n’est pas pour interdire les licenciements boursiers, mais pour créer un « contrat unique » qui généralise la précarité.
- Quand il nous parle d’alléger l’impôt, ce n’est pas pour aider le smicard mais pour offrir un « bouclier fiscal » aux grandes fortunes...

On pourrait ainsi à l’infini multiplier les exemples qui montrent comment le candidat de l’UMP sollicite des mots qui appartiennent au vocabulaire de la gauche pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils évoquent.

Celui-ci encore : quand Nicolas Sarkozy prétend défendre le « service public », c’est pour justifier la limitation du droit de grève...

Après les tentatives hypnotiques, nous sommes cette fois dans un paysage familier : celui d’une droite libérale fortement identifiée. Mais l’imposture ne résulte pas seulement de la duplicité des hommes (des « humains » comme nous invite à dire Christine Delphy). Elle vient aussi des institutions.

Cette mystique du Président élu au suffrage universel, et revendiquant une légitimité monarchique, peut confiner au ridicule. Elle peut aussi produire des effets plus graves. La survalorisation d’un homme seul que l’on convainc d’incarner le pays, et d’exercer une autorité sans réel contre-pouvoir, n’est-elle pas une idée d’un autre âge ? Le spectacle de dimanche (celui de la porte de Versailles, pas celui de Benassay, dans la Vienne), cette tribune monumentale, cette géométrie qui faisait converger toutes les lignes vers un seul homme, jusqu’au vertige, était comme la caricature de ce système.

Comme si l’architecte de cet événement avait voulu dénoncer des institutions qui peuvent rendre fou.

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